Sembène Ousmane, un pionnier
PRÉAMBULE
Le cinéma nous a toujours fascinés, mon frère Makhtar et moi. Enfants, nous n'avions pour distractions que la lecture des journaux que notre père achetait régulièrement, les rencontres amicales de football entre quartiers et, surtout, le visionnage, certains soirs, de films et documentaires que le tonton d'un des camarades de rue, « Patiakh », diffusait pour notre grand bonheur dans la maison du vieux El Hadj Moctar Ndiaye, à la rue 33 x 26. Nous habitions deux pâtés de maisons plus loin, à une centaine de mètres environ, à la rue 33 x 30, vers les Allées du Centenaire (actuel boulevard du Général de Gaulle). Quel âge avions-nous à l'époque ? Neuf et huit ans respectivement.
On était au milieu des années 1970. Léopold Sédar Senghor était le président du Sénégal, et son parti politique, l'Union progressiste sénégalaise (UPS), la seule formation politique autorisée dans le pays. Rien ne nous échappait des actualités politiques du pays malgré l'absence, en ces moments, des outils de communications actuels comme la télévision, l'internet, et à plus forte raison les réseaux sociaux. Notre père, sympathisant d'un parti clandestin, le Parti africain pour l'indépendance (PAI), avait l'habitude de citer des mots qui revenaient sans cesse : socialisme, communisme, autodétermination, indépendance, révolution, néocolonial, Moscou, agence Tass, etc. Nous étions donc très tôt familiarisés avec des termes qui renvoyaient aux relations entre, d'une part le Sénégal, notre pays, à la France et au monde occidental ; et d'autre part, leSénégal et l'Afrique à l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) d'antan.
C'est donc par le cinéma que notre esprit critique fut forgé par l'entremise de ce tonton barbu qui s'invitait parfois dans nos jeux de gamins pour nous filmer, à la dérobée, avec une caméra qui balayait également les façades de nos maisons dont la plupart n'étaient pas encore dotées de portes d'entrée, où surprenait les regards et les gestes innocents des hommes et des femmes trouvés dans leurs activités quotidiennes. Des prises de vues que nous revoyions le soir, chacun s'émerveillant de découvrir la beauté de nos rues et de se reconnaître à travers ces images.
L'homme qui nous offrait ces moments d'euphorie et de rêve était un cinéaste déjà bien connu, Sembène Ousmane. C'est notre père qui nous le révélera bien des années plus tard, quand nous le découvrîmes dans des rôles qu'il joua lui-même dans certains de ses films comme Le Mandat, Xala (prononcer Khala), ou encore Ceedo. D'ailleurs, pour ce dernier film, sorti en 1979, il a été interdit de diffusion au Sénégal par le président Senghor selon le prétexte qu'il y avait une « faute » d'orthographe, le terme ceddo ne s'écrivant (selon lui) qu'avec un seul « d ». En réalité, ce sont les thématiques abordées par ce film, notamment le refus par les guerriers animistes Ceddo de se convertir et leur attaque contre les invasions du catholicisme et de l'islam en Afrique de l'Ouest, qui l'expliquent ; le pouvoir ne voulant pas se mettre à dos les autorités religieuses, notamment musulmanes.
Dans tous ses films, Sembène Ousmane va montrer, en filigrane, la position tranchée du cinéaste formé à Moscou au début des années 1960. Il va dénoncer, sans ambiguïté, les travers de la politique impérialiste de l'ancienne puissance coloniale, la France, ainsi que les pratiques des nouvelles élites africaines après l'indépendance des pays africains. Sembène Ousmane représente, pour moi et ceux de ma génération, un monument pour l'affirmation d'une identité africaine, mais aussi un symbole fort des relations entre la Russie et l'Afrique.
Qui était Sembène Ousmane ?
Rappelé à Dieu le 9 juin 2007 à Dakar, Ousmane Sembène est né le 1er janvier 1923 à Ziguinchor. Écrivain autodidacte, réalisateur et scénariste sénégalais, il marqua positivement son époque par son apport important au développement du 7ème art et ses prises de position sur les questions politiques et sociales.
Ayant abandonné l'école à un jeune âge, il sera enrôlé soldat pendant la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, il travaille comme docker avant de s'engager dans la lutte pour l'indépendance du Sénégal. Pendant cette même période, il exerce le métier de mécanicien et de maçon tout en s'intéressant au cinéma. Passionné de cinéma, il réalise ses premiers films, des documentaires abordant les problèmes sociaux et politiques du continent africain. Plus tard, il réalisera des longs-métrages de fiction, dont certains deviennent des classiques du cinéma africain.
Mobilisé par l'armée française, au lendemain de la visite du général de Gaulle au Sénégal en février 1942, Sembène Ousmane intègre, en février 1944, les tirailleurs sénégalais au sein du 6e régiment d'artillerie coloniale. C'est une expérience difficile qui l'a profondément marqué, créant en lui un rejet des sentiments anticolonialistes. D'ailleurs, dans plusieurs de ses films et romans, il fait apparaitre le personnage du tirailleur sénégalais, notamment dans les films Camp de Thiaroye et Niaye, ainsi que dans sa nouvelle Vehi-Ciosane (Banche-Genèse).
L'engagement politique de Sembène Ousmane a débuté après son arrivée en France, en 1946. Passager clandestin d'un bateau en transit au port de Dakar, il débarque à Marseille. Il travaille comme docker au port de Marseille, pendant dix ans, et adhère à la Confédération générale des travailleurs (CGT) et au Parti communiste français (PCF). Dans ces différentes organisations, il met en avant ses convictions marxistes et militantes. Ainsi, il affiche ouvertement son opposition à la guerre en Indochine et pour l'indépendance de l'Algérie.
Féru de lecture et de littérature, Sembène Ousmane va fréquenter les bibliothèques de la CGT et à suivre des cours offerts par le PCF. En 1956, il publie Le Docker noir, son premier roman racontant son expérience de docker. L'année suivante, en 1957, il publie Ô pays, mon beau peuple. En 1960, il publie un nouveau roman, Les Bouts de bois de Dieu, relatant l'histoire de la grève des cheminots du Dakar-Niger en 1947-1948. Un témoignage poignant de la lutte menée par les cheminots africains, sur la ligne de chemin de fer qui relie Dakar à Bamako, pour accéder aux mêmes droits que les cheminots français.
À son retour en Afrique, en 1960, au moment où le Soudan français (Mali et Sénégal) accède à l'indépendance, Sembène Ousmane effectue des voyages à travers différents pays : le Mali, la Guinée, le Congo. Son objectif est clair : sensibiliser une bonne partie des Africains à travers le cinéma, dans le but de présenter l'Afrique autrement, avec ses réalités, sa culture, ses traditions, etc.
Entre 1961, son entrée à la VGIK, une école de cinéma à Moscou, et 2003, date de la sortie de son dernier film, Moolaadé, Sembène Ousmane, auteur d'une douzaine de romans, aura réalisé en tout treize films (quatre courts métrages et neuf longs métrages). D'abord le Docker noir, en 1956, suivi d'autres films dont les plus connus sont Niaye qui gagnera le prix CIC du festival de court métrage de Tours et une mention spéciale au Festival international du film de Locarno, La Noire de… (prix Jean-Vigo de la même année), Le Mandat (1968), considéré comme l'un de ses chefs-d'œuvre et couronné par le prix de la critique internationale au Festival de Venise. Deux de ses films feront l'objet de censure pour diverses raisons : le premier, Ceddo, sera interdit de diffusion au Sénégal parce que Sembène Ousmane y dénonçait, en filigrane, le délitement des structures sociales traditionnelles avec la complicité de certains membres de l'aristocratie locale ; le second, Camp de Thiaroye ne sort pas en France, malgré le prix spécial du jury reçu au Festival de Venise, en 1988 . Dans ce long-métrage, Sembène Ousmane rend un hommage aux tirailleurs sénégalais, en fustigeant également la tuerie perpétrée à Thiaroye (banlieue de Dakar) en 1944 par l'armée coloniale française en Afrique.
Tout au long de sa carrière, Sembène Ousmane a toujours revendiqué un cinéma militant, allant lui-même de village en village, parcourant le continent africain, pour montrer ses films et transmettre son message aux populations.
L'apport de Sembène Ousmane dans les relations russo-africaines
Plusieurs sources attestent du rôle remarquable joué par Sembène Ousmane dans l'affirmation et la consolidation des relations entre la Russie (à l'époque connue sous le vocable Union soviétique) et l'Afrique. Notamment deux sources inédites – une discussion orale retranscrite et une correspondance de l'écrivain et cinéaste sénégalais Ousmane Sembène lui-même avec différentes personnalités soviétiques (traductrice, savants, écrivains) renseignent sur le réseau des relations africano-soviétiques qui se mettent en place au tournant des années 1950 et 1960, donc avant les indépendances de la plupart des pays africains.
Dans son ouvrage « L'union soviétique et les intellectuels africains - Internationalisme, panafricanisme et négritude pendant les années de la décolonisation, 1954-1964 », l'auteur russe Dr Constantin Katsakioris, dont la thèse de doctorat, soutenue en 2015, a porté sur la formation des étudiants africains et arabes en URSS pendant la guerre froide, apporte un large éclairage sur ces relations.
Dans le cas précis de Sembène Ousmane, il existe des documents qui ont été retrouvés dans les archives russes : au niveau de l'Union des écrivains de l'URSS se trouvant aux Archives d'État de la littérature et des arts (RGALI) et au niveau de l'Union des sociétés d'amitié avec les pays étrangers, conservé aux Archives d'État de la Fédération de Russie (GARF). Des documents qui montrent les rapports interpersonnels qui se nouent entre l'écrivain sénégalais et différentes personnalités soviétiques, leurs affinités amicales et intellectuelles.